Troisième prix : Le dernier signal de Cédric Texieira

23:32… J’écarte les lamelles du store pour jeter un œil dehors. Comme à chaque veille de confinement total, la quiétude routinière du quartier a cédé sa place à une agitation fébrile. La froideur de ce trente novembre et la perspective d’un retour en force du virus n’ont pas découragé la foule audacieuse d’envahir les rues. Les masques couvrant les visages au début de ce carnaval à la chorégraphie désordonnée jonchent maintenant les trottoirs, au beau milieu de bouteilles d’alcool et de poubelles éventrées qui déversent leur puanteur. Ce spectacle de désolation, associé aux musiques et aux cris réverbérant contre les murs, m’évoque une cacophonie multi sensorielle aux relents de fin du monde. Le peuple profite de ses derniers instants de liberté avant le signal… Ce signal silencieux, invisible, qui retentira à minuit dans toutes les têtes et fera rentrer chacun docilement chez soi.

Des images du premier confinement me reviennent à l’esprit… C’était il y a plus de dix ans déjà, mais cette période reste gravée dans ma mémoire. À l’époque, le confinement strict n’avait duré que deux mois, mais son caractère inédit et liberticide avait déclenché une vague de contestation. Le virus était revenu l’hiver suivant, encore plus virulent et contagieux. D’année en année, les confinements s’étaient alors enchaînés, toujours plus longs, plus stricts, sans espoir d’éradication complète de l’épidémie.

En plus d’une crise sanitaire chronique, les autorités avaient à gérer une crise sociale et économique, dont l’équation était complexe. Pour tenter de la résoudre, l’État s’évertuait d’abord à collecter des données fiables sur la propagation du virus et ses effets, telles que les foyers d’infection, ou le taux de contamination ; ensuite, il essayait de définir une stratégie visant à prendre les bonnes décisions, notamment en terme de gestion des confinements, tout en tenant compte des critères économiques et sociaux ; et enfin restait le plus difficile, faire en sorte que ces décisions soient respectées par tous. Tout avait été tenté. Mais de l’application de flicage sur smartphone au bracelet électronique, en passant par la vidéosurveillance intelligente, rien ne fonctionnait.

C’est un ingénieur américain qui a fini par pondre la solution ultime, rapidement adoptée par de nombreux pays. En France, on a appelé ça SCAD-IA : système de collecte, analyse et décision… IA, c’est pour intelligence artificielle. Scadia, je pourrais vous en parler pendant des heures, je fais partie de l’équipe chargée de son administration. Scadia est d’une efficacité redoutable pour gérer l’épidémie. Cette intelligence artificielle auto-apprenante récolte toutes les données possibles et imaginables liées au virus, les analyse, et prend les mesures qui s’imposent. C’est elle qui décide qui, quand, et comment confiner.

Tout cela sans aucune assistance humaine. Je peux vous assurer qu’elle connaît parfaitement l’état de santé de chacun d’entre nous, et qu’elle sait nous persuader de respecter le confinement. Comment ? Ce n’est un secret pour personne… Grâce à l’implant, et au signal. L’implant, c’est cette puce bardée de capteurs, pas plus grosse qu’une tête d’épingle, qui analyse tout ce qui se passe dans notre corps. Le signal, c’est une onde électromagnétique déclenchée par Scadia elle-même et qui nous parvient directement au cerveau par l’intermédiaire de l’implant. Le signal agit comme ces drogues qui altèrent nos capacités de jugement. Une fois qu’il rayonne à travers notre cortex, on entre dans une espèce de léthargie, corps et esprit se mettent en veille. Ne persiste alors pour seule résolution que dormir et manger. Et quand Scadia décide que c’est le moment, elle émet le deuxième signal, celui du réveil.

Mais le virus est coriace. Tous les ans, Scadia est contrainte d’envoyer le signal généralisé, qui déclare le confinement total pour tout le monde. Toute sortie devient prohibée ; de toute façon, avec l’implant, notre cerveau ne l’envisage même pas. Des drones sillonnent alors la ville pour livrer nos repas et autres biens de première nécessité. Après plusieurs mois, quand Scadia estime tous risques écartés, elle déclenche le déconfinement. On émerge alors un peu comme d’un lendemain de cuite, avec un mal de crâne qui tambourine pendant plusieurs jours… Puis la vie reprend son cours, jusqu’au prochain confinement.

Scadia enrichit sans cesse ses analyses de nouveaux paramètres afin de prendre des décisions toujours plus pertinentes… et nébuleuses, même pour ses administrateurs. On en est venu à se questionner sur cet allongement inexorable du confinement total. On n’en comprenait pas les raisons. J’ai tout passé en revue. Le code, les données, les algorithmes… J’y ai travaillé jour et nuit. C’est seulement il y a quelques jours que j’eus l’illumination, en remarquant depuis mon balcon une caméra de surveillance urbaine se déclencher au passage d’un oiseau. Je savais que ces caméras étaient une vaste source de données pour Scadia. On avait également observé depuis longtemps qu’en période de confinement, la nature reprenait progressivement ses droits, avec la réapparition de nouvelles espèces de faune et de flore en ville. J’ai vérifié et effectivement, Scadia avait intégré dans sa prise de décision ces nouveaux critères, ainsi qu’un tas d’autres. Elle avait donc associé au confinement des effets bénéfiques sur l’environnement. La baisse de notre activité, de notre consommation globale, l’arrêt de nos déplacements… A contrario, les déconfinements déclenchaient de véritables pics de stress environnementaux, avec une libération des énergies humaines néfastes, et une surconsommation de rattrapage. J’ai ainsi découvert que les plans de Scadia avaient changé. Elle ne nous protégeait plus du virus. Elle avait élargi le spectre de sa mission de protection des hommes à la sauvegarde de la planète. Je n’étais même plus certain que le virus courait toujours.

Ma première idée fut d’évoquer cette découverte au reste de l’équipe et à ma hiérarchie. Mais je voulais auparavant réunir plus d’informations. Et je viens de trouver autre chose : ce confinement total, qui va démarrer dans quelques minutes, sera le dernier. J’ai beau explorer les tréfonds de l’algorithme de Scadia, je ne trouve aucune instruction visant à planifier un déconfinement. J’ai bien peur qu’elle envisage de nous cloîtrer pour une durée indéterminée, certainement dans le but de libérer durablement la nature de notre emprise. Je peux encore annuler le processus. Une seule ligne de code d’urgence, et le signal ne sortirait pas des circuits de Scadia. J’hésite… Encore quelques minutes et il serait trop tard. Une fois le signal envoyé, mon cerveau, comme celui de tous les autres, se mettra en mode confinement et je n’aurai plus les capacités d’agir. Mes mains tremblent. Je tente de regarder l’heure à ma montre mais ma vue se brouille. Je me sens d’un seul coup très las, j’ai une brusque envie de dormir. Subitement, le silence dans la rue… Et le noir complet.

Des grattements à la porte. Je sors de mon lit dans un état de demi conscience, comme émergeant d’un rêve qui m’a semblé durer une éternité. Réflexe d’après confinement, je lutte contre l’engourdissement de mes cuisses pour me traîner jusqu’au miroir de la salle de bains. Le choc : barbe hirsute, rides creusées… je me reconnais à peine. Au sol, des milliers d’emballages de barres énergétiques. Combien de temps ? Probablement des années. Je sors de chez moi. Un écureuil détale, abandonnant son tas de noisettes devant ma porte. La ville est méconnaissable, envahie par la végétation. L’agitation d’antan, la fourmilière humaine, a laissé place aux oiseaux, aux rongeurs et à une multitude d’autres mammifères. Un loup, juché sur la carcasse rouillée de ma voiture, m’observe de ses grands yeux jaunes. Je prends une profonde inspiration et je ferme les yeux. Une brise légère me caresse le visage. L’air ne m’a jamais semblé aussi pur. Je ne me suis jamais senti aussi vivant.

Deuxième prix : Le grand effacement de Daniel Delval

Après la douche et le lavage du dentier, j’ai pris, nu, ma dose de médicaments et mon somnifère avec un bon verre de Bordeaux, j’ai regardé vaguement la télé, puis j’ai mis mon pyjama rose, le cadeau d’adieu de Marie-Rose, et je me suis couché. J’ai allongé le bras, allumé la radio pile à l’heure pour mon émission préférée : L’heure historique qui était, ce soir, exceptionnellement présentée non par Valérie Vérote mais par un type qui ne se nomma pas. Ça m’ennuya un peu. La voix rauque, l’accent slave de Valérie, sa façon d’élever la voix lors des passages capitaux, captaient immanquablement mon attention. Après, je m’endormais comme un bébé, malgré mes soixante-dix ans depuis douze jours. Le type racontait bien, dans le genre hypnothérapeute, tout sur le même ton, aussi Morphée m’empoigna avant la fin du récit qui évoquait jusque dans le moindre horrible détail le massacre de la Saint Barthélémy.

Je me suis réveillé mal à l’aise, comme chaque matin depuis aussi longtemps que je me souvienne, mes rêves étaient des films gore. Mon psychiatre, qui pratiquait aussi la méditation, avait fini par renoncer à les changer et m’avait conseillé de me les remémorer au réveil avec distance, puis de les effacer d’un coup comme des mots sur un tableau noir en prononçant avec conviction « Partez ! » Plus facile à dire qu’à faire, mais j’y parvenais de mieux en mieux. J’ai coupé la radio qui avait joué toute la nuit sans entamer mon sommeil : deux gugusses s’engueulaient au sujet du football, et m’étais concentré sur mes visions nocturnes : des femmes s’enfuyaient en hurlant coursées par des hommes armés, genre Saint Barthélémy, justement ; j’étais l’une d’elles, je portais une longue robe rouge et des hauts talons, un diadème de diamants et de rubis, je me suis planqué(e) sous un camion, puis les tueurs avaient jeté les corps dans le fleuve et nettoyé les traces de l’hécatombe, alors ils m’avaient vu(e), s’étaient dirigés vers moi, je n’eus d’autre solution que de sortir du cauchemar en catastrophe.

Je me suis levé, ai gagné la salle de bains, ai baissé mon pantalon, me suis assis, ai éjecté de mon corps ce qui devait l’être. Je me suis douché, je ne me suis pas rasé, je me suis habillé, coiffé, mon miroir m’a congratulé : j’étais un beau vieillard, je ne faisais pas mon âge, on m’aurait donné dix ans de moins. J’ai fêté ça : deux verres de Bordeaux avec les médocs du matin et j’ai remercié Qui De Droit de ne pas être mort dans la nuit. Puis j’ai descendu l’escalier à pas prudents, les marches étaient étroites, elles mesuraient la moitié de mes chaussures, un vrai piège à vieux, et j’ai toqué quatre fois chez ma voisine du rez-de-chaussée, comme chaque matin : ou elle m’ouvrait et nous buvions en devisant un café avec un cognac, ou elle ne répondait pas rapport à sa nuit trop arrosée. C’était une artiste, une vraie, l’excès était sa norme. Elle picolait du réveil au coucher. Elle peignait sans arrêt. Ses œuvres ne trouvaient pas preneur. Ses confrères l’appelaient Gribouillasse. Sur sa porte elle avait collé, lettre après lettre, chacune de couleur différente, son identité, Martine Valagham. Le E n’y était plus. Il avait dû se détacher. Je ne le trouvai pas par terre. Elle, gouine revendiquée, se retrouvait affublée d’un prénom masculin. Je souris.

J’attendis, en vain, alors je sortis.

Le soleil brillait, il faisait doux, j’en fus reconnaissant à Qui De Droit. Je me mis en route. À pas lents, très lents. Je fixais un peu plus loin que mes pieds. Les yeux mi-clos. Je respirais amplement. Quand une pensée, en général désagréable, se présentait à mon esprit, je la laissais s’évaporer comme un cheval dans le brouillard en lui souriant : bon vent. Chaque matin, quelle que soit la météo, je procédais de même. La marche méditative me garantissait une journée apaisée. Je confirme : on peut être cardiaque, alcoolisé, six fois divorcé, et avoir des affinités avec Bouddha.

Je mis quarante minutes à arriver au Jean Bart, distant de cinq cents mètres de chez moi. J’entrai. Mélanie n’était pas derrière le guichet, dommage, j’aimais bien sa longue chevelure rousse, ses yeux verts, ses seins sans soutien-gorge qui ballottaient harmonieusement. À sa place, Miguel, qui faisait en général office de serveur derrière le bar et en salle, me demanda ce que je voulais. Des décennies que je venais ici et il ne semblait jamais me reconnaître. Miguel n’aimait pas son boulot, ça se sentait au son de sa voix, à la brusquerie de ses mouvements. Je commandai comme chaque matin une boite de dix cigares, il me demanda :

– Quelle marque ? 

Je répondis :

– Comme d’habitude. 

Il s’énerva :

– D’habitude, ce n’est pas moi qui vends le tabac ! Quelle marque ? 

Je le lui dis, déposai sur le comptoir la somme exacte, et le questionnai : Mélanie va bien ? 

Il me servit, haussa les épaules, ne répondit pas, ne me regarda même pas, rafla mon fric, s’éloigna. Je gagnai le fond de la salle où m’attendaient comme chaque matin depuis toujours René, Philippe et Bédélia pour la partie de cartes arrosée au whisky. Eh bien il y avait une absence. Bédélia n’était pas à sa place. Le dos droit sur la chaise de ma copine, maigre et les cheveux gras et longs, le regard noir percutant, la joue droite balafrée fraîchement par quatre marques parallèles qu’il effleurait de temps en temps, oscillant légèrement, un type que je ne connaissais ni d’Ève, ni d’Adam, me salua. Il dit : Salut, André, moi, c’est Manson. Nous faisons équipe, désormais.

Jamais Bédélia, jamais un membre du quatuor n’avait fait défection. Aussi demandai-je :  Bédélia a eu un problème ? 

René dit :  

– Qui n’a pas de problème, de nos jours ? 

Philippe dit : 

– La vie n’est qu’une succession de problèmes avec de temps en temps l’éclosion d’une rose.

Philippe, à ses heures perdues, était un peu poète. Manson dit, avec un sourire que je qualifierais de « à la Fu Manchu » si je ne craignais pas de me retrouver traîné devant les tribunaux pour racisme :

– Nous ne sommes qu’un amas de cellules conditionnées à disparaître. »

Sa réponse me sembla délirante. Alors pourquoi acquiesçai-je ? Parce qu’il disposait d’une autorité naturelle, sûrement. Hervé distribua les cartes. Manson jouait très bien. Nous eûmes de la chance pendant une heure, puis moins. J’avais vue sur le comptoir du café-tabac. J’avais choisi depuis toujours cette place car ainsi je pouvais mater les femmes qui venaient s’approvisionner en clopes, s’en jeter un derrière le gosier, acheter la presse, tenter leur chance aux jeux de hasard, trouver un mâle pour tromper leur solitude. J’étais un mateur, pire un voyeur, tout le monde ici le savait. Quoi que je ne bandasse plus depuis déjà quelques années, je ne m’étais que peu lassé des harmonieuses rondeurs femelles.

Et quelque chose n’allait pas. Deux heures que nous étions en train de jouer et pas une seule femme ne s’était présentée. Du jamais vu. J’en fis part à mes comparses, qui ne jugèrent pas utile de me répondre. Manson me demanda de me concentrer sur les cartes, je lui faisais perdre des points. À la fin de la partie, je me levai :

– Je pause. Faut que je fume sinon je crève.

– C’est si tu continues de fumer que tu vas crever, dit René.

Je sortis, allumai un cigare. Quelque chose avait changé. Je ne m’en aperçus pas tout de suite. Je scrutai le salon de coiffure, en face, c’est là que j’allais une fois par trimestre me faire tondre par Jasmina. Elle sentait bon, s’habillait court, me massait la tignasse et le cou avec vigueur, parlait tant qu’elle en oubliait de respirer. Eh bien ce n’est pas elle qui officiait, mais un mec, je l’avais déjà rencontré au salon, c’était je crois son frère. Il était en train de raser la nuque d’un para en tenue. Mon regard partit vers la gauche, le lieu où mes deux enfants étaient nés. Le « m » de la maternité avait été remplacé par un « p » ; derrière la baie vitrée de la grande salle d’attente où d’habitude patientaient les parturientes, j’aperçus quelques gars qui jouaient au football. Alors je m’appuyai au mur, allumai un second cigare, examinai les passants. Je vis des papas joyeux poussant des landaus, des garçons, des adolescents exubérants, des jeunes mâles, des hommes mûrs, des vieillards. Beaucoup souriaient. D’autres fixaient le sol. Des inconnus me dirent bonjour, ça n’était jamais arrivé. Là-bas, la statue de Jeanne Maillotte, fracassée, gisait face contre terre. Je suis rentré. Mes trois compères ne me virent pas arriver. Ils devisaient.

René dit :

– Elles devenaient pénibles, à la fin

Philippe dit :

– Qu’est-ce que je vais bouffer, je ne sais pas cuisiner ?

Manson dit : 

– Chaque révolution a ses moments de doute.

Je criai :

– Il n’y a plus une seule femme ! Je ne peux pas vivre sans elles ! Où sont-elles ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Manson appela Manuel, commanda une bouteille de whisky, son regard me perfora, il gueula :

– Assieds-toi, putain, on perd du temps !

Ce que je finis par faire. Il distribua les cartes. J’avais trois as et un joker ! Ça ne m’était jamais arrivé !

Premier prix : Trajet de nuit vers la ville de Jean-Louis Izard

Il avait tout essayé. Se coucher tôt, se coucher tard. Avoir un rythme régulier, une hygiène de vie. Ou alors laisser venir les choses comme parfois les choses viennent… Il avait eu beau fatiguer son corps par le sport, pratiquer des exercices de respiration, boire des tisanes et avaler des comprimés, rien n’y avait fait. La nuit venue il comptait les moutons et voyait défiler les heures.

Ça lui en laissait du temps pour ressasser ses idées noires, ou exalter ses rares bonheurs, selon ce qui l’animait. Du temps pour passer en revue ses souvenirs, projeter ses succès, anticiper ses échecs. Il dérivait ainsi sans repères, captif de gouffres sombres, perdu dans de profonds labyrinthes, traversant des ciels sans horizons et prospectant sans bouger une infinité de mondes infinis. Et fades.

Ce qu’il ne faisait pas, avec une constance épuisante, c’était dormir. Il en était arrivé à redouter le moment de se coucher et la perspective de la longue nuit qui l’attendait l’accablait.

Non pas toutefois que sa journée, que ses journées, aient elles-mêmes été particulièrement passionnantes…

Un soir, en attendant le sommeil qui encore une fois ne venait pas, les yeux fermés, immobile, allongé comme un gisant sous une voûte immense et qui pourtant le tenait prisonnier, il avait commencé à construire une ville.

Au début ce n’était rien qu’un paysage vague, la boucle large d’un fleuve enserrant un vaste plateau accidenté qui se détaillait au fur et à mesure qu’il le parcourait derrière ses paupières closes. C’était un endroit qu’il reconnaissait confusément, brumeux et quelconque, qu’il s’était déjà figuré lors de précédentes insomnies. Un soir donc il y entrevit une ville. Ce n’était rien de précis d’abord, une image fugace, une idée, juste une intention presque. Une ville fugitive. À dater de là il n’eut de cesse que de la retenir, cette ville révélée, et d’y revenir encore, chaque fois que venait la nuit.

Il y revint donc, et avant tout il eut besoin qu’elle ait une histoire.

Alors il fut cette vieille femme du clan du Renard, morte d’épuisement après le franchissement du gué au cours de leur fuite éperdue, et ensevelie sous un tumulus de fortune, avec son collier de dents, un sac en peau retournée contenant ses coquilles gravées et le masque de cendres, sommairement tracé pour accompagner son Grand Passage.

Il fut ce centenier d’un parti de cavaliers, faisant une halte dans un territoire inconnu de la tribu et marquant de la pointe de sa lance le sol d’une des éminences du plateau, pour indiquer à la douzaine de guerriers qu’il laissait sur place le périmètre du fortin à construire. En cherchant des moellons pour les parapets, parmi des ossements épars auxquels il ne prêta pas attention, l’un d’eux trouva un petit coquillage ouvragé qu’il glissa dans un revers de sa casaque.

Il fut le duc, missionné par son empereur, venu pour établir plus fermement l’emprise de son maître sur une région éloignée, qui commença par reconstruire le petit ouvrage de défense depuis longtemps ruiné. C’est ce duc qui repéra la longue barre rocheuse formant la limite entre le plateau et la vaste plaine qui s’étendait à l’opposé du méandre du fleuve et qui y vit la possibilité d’une muraille pour la ville à ériger.

À partir de là, il eut le sentiment d’avoir trouvé à la fois son histoire, son personnage et sa mission. Ça le changeait de sa vie quotidienne… Dans un spectaculaire basculement d’état d’esprit, il se mit à attendre le soir avec impatience. Son objectif n’était plus le sommeil mais son projet de construction. Il s’allongeait dans son lit et faisait travailler son imagination. Bizarrement ce travail le mobilisait tellement, le centrait à tel point sur lui-même et sur ses pensées qu’il finissait par s’endormir. Quelque chose changeait.

Il s’attacha d’abord à édifier l’enceinte derrière laquelle se déploierait la ville. Il la cala sur ce repli de terrain qui cassait de quelques coudées de haut la surface lisse de la plaine et qui s’étirait de façon presque rectiligne sur trois mille pas, entre la plage, à proximité du gué, et un piton abrupt qui constituait l’extrémité du plateau. La fortification ainsi dessinée enfermait dans la boucle du fleuve un territoire facile à protéger. Il tailla en falaise la ligne de rocher, la rehaussa d’un large rempart abritant dans son épaisseur des citernes, des écuries, des corps de garde. Il laissa derrière cette première ligne une vaste esplanade vide, propre aux manœuvres, aux rassemblements et aux défilés. Il la doubla d’une seconde muraille, plus classique et plus modeste, qui cantonnait les premiers quartiers d’habitation, pour l’instant déserts. Il imagina des ouvrages d’accès sophistiqués et des chicanes faciles à défendre. Une nuit, avant de sombrer dans le sommeil, il entendit les sabots d’un cheval résonner sous les voûtes sonores. Un cavalier barbare, venu des montagnes au-delà de la plaine, parcourait au pas ces passages et ces bastions, le nez en l’air et les yeux écarquillés, stupéfait et vigilant.

Le jour même, pour la première fois depuis bien longtemps, il avait échangé quelques mots avec l’épicier en bas de la rue. Ils avaient vaguement parlé du temps, de la marche des affaires et de celle du monde, de presque rien à vrai dire, mais ce rien était nouveau. Au fur et à mesure que la ville se dessinait le soir dans sa tête, ses nuits devenaient plus satisfaisantes, et ses journées aussi. Il dormait mieux. Il était plus détendu, plus accessible. Quelque chose changeait.

À l’abri des fortifications, il projeta au fil des mois une structure de larges avenues et de ruelles étroites, toutes vides encore, édifia des monuments pleins de silence, implanta une manière de palais vide lui aussi, inséra ici et là des hôtels particuliers et des maisons patriciennes, les brassa dans des faubourgs populaires pour l’heure inhabités, aménagea un quartier de jardins et de vergers qui prospéraient sans main d’œuvre autour d’une anse du fleuve. Il construisit un port, ses magasins, ses quais et ses machines de levage, immobiles et farouches.

C’était reposant. Il était en forme et se révélait. Sa vie sociale s’ouvrait petit à petit. Il lui arrivait désormais d’aller déjeuner avec des collègues. Un soir, il sortit boire un verre avec deux d’entre eux. Rentré chez lui, alors qu’allongé dans son lit, il poursuivait son œuvre les yeux fermés, il surprit un jeune portefaix courant sur les quais en interpellant joyeusement ses compagnons, qui répondaient depuis les bateaux amarrés bord à bord, depuis les alignements de tonneaux et les piles de ballots, depuis l’ombre béante des entrepôts. Le port s’animait et derrière le port on discernait un bruissement inédit monter de la ville. Quelque chose changeait.

Combien de temps cela lui prit-il ? Un an, peut-être plus, un an de soirées à imaginer, à élaborer, à mémoriser dans l’obscurité de sa chambre. Il n’avait pas compté, mais un jour, ou plutôt une nuit, il eut terminé sa ville. Il avait une vision complète de ce qui la composait, connaissait le détail de ses lieux remarquables et avait tant de fois parcouru ses remparts qu’il pouvait en faire le tour les yeux ouverts. Désormais il se contentait le plus souvent d’une visite avant de s’assoupir, juste un survol parfois, qui se prolongeait peut-être dans ses rêves. Il ne construisait plus rien mais constatait au fil du temps que les rues et les places se peuplaient de passants de plus en plus nombreux, que des fenêtres s’éclairaient, que le fleuve se chargeait quelquefois d’un trafic désordonné et tapageur. Sa ville prenait vie. Serein, il s’endormait.

Lors d’une soirée, chez des amis d’amis, il rencontra une jeune femme avec laquelle il commença d’échanger quelques mots et qui revint bavarder avec lui à plusieurs reprises. La conversation était fluide et drôle. Elle lui donna son numéro de téléphone quand il le lui demanda, nota le sien, et lui sourit d’un air convaincu lorsqu’elle partit. Lui rentra plus tard, un peu soûl et tout à fait content. Quand il se coucha, les bateaux étaient pavoisés et actionnaient leurs cornes de brumes, les monuments d’ordinaire silencieux faisaient sonner leurs cloches à toute volée, une foule innombrable et comme prise de folie avaient envahi l’esplanade. Jusqu’aux portes de la ville même, où les barbares à cheval, qui avaient traversé la plaine depuis leurs montagnes, se pressaient en hurlant.

Cette nuit-là, en ville, quelque chose avait changé.