23:32… J’écarte les lamelles du store pour jeter un œil dehors. Comme à chaque veille de confinement total, la quiétude routinière du quartier a cédé sa place à une agitation fébrile. La froideur de ce trente novembre et la perspective d’un retour en force du virus n’ont pas découragé la foule audacieuse d’envahir les rues. Les masques couvrant les visages au début de ce carnaval à la chorégraphie désordonnée jonchent maintenant les trottoirs, au beau milieu de bouteilles d’alcool et de poubelles éventrées qui déversent leur puanteur. Ce spectacle de désolation, associé aux musiques et aux cris réverbérant contre les murs, m’évoque une cacophonie multi sensorielle aux relents de fin du monde. Le peuple profite de ses derniers instants de liberté avant le signal… Ce signal silencieux, invisible, qui retentira à minuit dans toutes les têtes et fera rentrer chacun docilement chez soi.
Des images du premier confinement me reviennent à l’esprit… C’était il y a plus de dix ans déjà, mais cette période reste gravée dans ma mémoire. À l’époque, le confinement strict n’avait duré que deux mois, mais son caractère inédit et liberticide avait déclenché une vague de contestation. Le virus était revenu l’hiver suivant, encore plus virulent et contagieux. D’année en année, les confinements s’étaient alors enchaînés, toujours plus longs, plus stricts, sans espoir d’éradication complète de l’épidémie.
En plus d’une crise sanitaire chronique, les autorités avaient à gérer une crise sociale et économique, dont l’équation était complexe. Pour tenter de la résoudre, l’État s’évertuait d’abord à collecter des données fiables sur la propagation du virus et ses effets, telles que les foyers d’infection, ou le taux de contamination ; ensuite, il essayait de définir une stratégie visant à prendre les bonnes décisions, notamment en terme de gestion des confinements, tout en tenant compte des critères économiques et sociaux ; et enfin restait le plus difficile, faire en sorte que ces décisions soient respectées par tous. Tout avait été tenté. Mais de l’application de flicage sur smartphone au bracelet électronique, en passant par la vidéosurveillance intelligente, rien ne fonctionnait.
C’est un ingénieur américain qui a fini par pondre la solution ultime, rapidement adoptée par de nombreux pays. En France, on a appelé ça SCAD-IA : système de collecte, analyse et décision… IA, c’est pour intelligence artificielle. Scadia, je pourrais vous en parler pendant des heures, je fais partie de l’équipe chargée de son administration. Scadia est d’une efficacité redoutable pour gérer l’épidémie. Cette intelligence artificielle auto-apprenante récolte toutes les données possibles et imaginables liées au virus, les analyse, et prend les mesures qui s’imposent. C’est elle qui décide qui, quand, et comment confiner.
Tout cela sans aucune assistance humaine. Je peux vous assurer qu’elle connaît parfaitement l’état de santé de chacun d’entre nous, et qu’elle sait nous persuader de respecter le confinement. Comment ? Ce n’est un secret pour personne… Grâce à l’implant, et au signal. L’implant, c’est cette puce bardée de capteurs, pas plus grosse qu’une tête d’épingle, qui analyse tout ce qui se passe dans notre corps. Le signal, c’est une onde électromagnétique déclenchée par Scadia elle-même et qui nous parvient directement au cerveau par l’intermédiaire de l’implant. Le signal agit comme ces drogues qui altèrent nos capacités de jugement. Une fois qu’il rayonne à travers notre cortex, on entre dans une espèce de léthargie, corps et esprit se mettent en veille. Ne persiste alors pour seule résolution que dormir et manger. Et quand Scadia décide que c’est le moment, elle émet le deuxième signal, celui du réveil.
Mais le virus est coriace. Tous les ans, Scadia est contrainte d’envoyer le signal généralisé, qui déclare le confinement total pour tout le monde. Toute sortie devient prohibée ; de toute façon, avec l’implant, notre cerveau ne l’envisage même pas. Des drones sillonnent alors la ville pour livrer nos repas et autres biens de première nécessité. Après plusieurs mois, quand Scadia estime tous risques écartés, elle déclenche le déconfinement. On émerge alors un peu comme d’un lendemain de cuite, avec un mal de crâne qui tambourine pendant plusieurs jours… Puis la vie reprend son cours, jusqu’au prochain confinement.
Scadia enrichit sans cesse ses analyses de nouveaux paramètres afin de prendre des décisions toujours plus pertinentes… et nébuleuses, même pour ses administrateurs. On en est venu à se questionner sur cet allongement inexorable du confinement total. On n’en comprenait pas les raisons. J’ai tout passé en revue. Le code, les données, les algorithmes… J’y ai travaillé jour et nuit. C’est seulement il y a quelques jours que j’eus l’illumination, en remarquant depuis mon balcon une caméra de surveillance urbaine se déclencher au passage d’un oiseau. Je savais que ces caméras étaient une vaste source de données pour Scadia. On avait également observé depuis longtemps qu’en période de confinement, la nature reprenait progressivement ses droits, avec la réapparition de nouvelles espèces de faune et de flore en ville. J’ai vérifié et effectivement, Scadia avait intégré dans sa prise de décision ces nouveaux critères, ainsi qu’un tas d’autres. Elle avait donc associé au confinement des effets bénéfiques sur l’environnement. La baisse de notre activité, de notre consommation globale, l’arrêt de nos déplacements… A contrario, les déconfinements déclenchaient de véritables pics de stress environnementaux, avec une libération des énergies humaines néfastes, et une surconsommation de rattrapage. J’ai ainsi découvert que les plans de Scadia avaient changé. Elle ne nous protégeait plus du virus. Elle avait élargi le spectre de sa mission de protection des hommes à la sauvegarde de la planète. Je n’étais même plus certain que le virus courait toujours.
Ma première idée fut d’évoquer cette découverte au reste de l’équipe et à ma hiérarchie. Mais je voulais auparavant réunir plus d’informations. Et je viens de trouver autre chose : ce confinement total, qui va démarrer dans quelques minutes, sera le dernier. J’ai beau explorer les tréfonds de l’algorithme de Scadia, je ne trouve aucune instruction visant à planifier un déconfinement. J’ai bien peur qu’elle envisage de nous cloîtrer pour une durée indéterminée, certainement dans le but de libérer durablement la nature de notre emprise. Je peux encore annuler le processus. Une seule ligne de code d’urgence, et le signal ne sortirait pas des circuits de Scadia. J’hésite… Encore quelques minutes et il serait trop tard. Une fois le signal envoyé, mon cerveau, comme celui de tous les autres, se mettra en mode confinement et je n’aurai plus les capacités d’agir. Mes mains tremblent. Je tente de regarder l’heure à ma montre mais ma vue se brouille. Je me sens d’un seul coup très las, j’ai une brusque envie de dormir. Subitement, le silence dans la rue… Et le noir complet.
Des grattements à la porte. Je sors de mon lit dans un état de demi conscience, comme émergeant d’un rêve qui m’a semblé durer une éternité. Réflexe d’après confinement, je lutte contre l’engourdissement de mes cuisses pour me traîner jusqu’au miroir de la salle de bains. Le choc : barbe hirsute, rides creusées… je me reconnais à peine. Au sol, des milliers d’emballages de barres énergétiques. Combien de temps ? Probablement des années. Je sors de chez moi. Un écureuil détale, abandonnant son tas de noisettes devant ma porte. La ville est méconnaissable, envahie par la végétation. L’agitation d’antan, la fourmilière humaine, a laissé place aux oiseaux, aux rongeurs et à une multitude d’autres mammifères. Un loup, juché sur la carcasse rouillée de ma voiture, m’observe de ses grands yeux jaunes. Je prends une profonde inspiration et je ferme les yeux. Une brise légère me caresse le visage. L’air ne m’a jamais semblé aussi pur. Je ne me suis jamais senti aussi vivant.