Premier prix : Trajet de nuit vers la ville de Jean-Louis Izard

Il avait tout essayé. Se coucher tôt, se coucher tard. Avoir un rythme régulier, une hygiène de vie. Ou alors laisser venir les choses comme parfois les choses viennent… Il avait eu beau fatiguer son corps par le sport, pratiquer des exercices de respiration, boire des tisanes et avaler des comprimés, rien n’y avait fait. La nuit venue il comptait les moutons et voyait défiler les heures.

Ça lui en laissait du temps pour ressasser ses idées noires, ou exalter ses rares bonheurs, selon ce qui l’animait. Du temps pour passer en revue ses souvenirs, projeter ses succès, anticiper ses échecs. Il dérivait ainsi sans repères, captif de gouffres sombres, perdu dans de profonds labyrinthes, traversant des ciels sans horizons et prospectant sans bouger une infinité de mondes infinis. Et fades.

Ce qu’il ne faisait pas, avec une constance épuisante, c’était dormir. Il en était arrivé à redouter le moment de se coucher et la perspective de la longue nuit qui l’attendait l’accablait.

Non pas toutefois que sa journée, que ses journées, aient elles-mêmes été particulièrement passionnantes…

Un soir, en attendant le sommeil qui encore une fois ne venait pas, les yeux fermés, immobile, allongé comme un gisant sous une voûte immense et qui pourtant le tenait prisonnier, il avait commencé à construire une ville.

Au début ce n’était rien qu’un paysage vague, la boucle large d’un fleuve enserrant un vaste plateau accidenté qui se détaillait au fur et à mesure qu’il le parcourait derrière ses paupières closes. C’était un endroit qu’il reconnaissait confusément, brumeux et quelconque, qu’il s’était déjà figuré lors de précédentes insomnies. Un soir donc il y entrevit une ville. Ce n’était rien de précis d’abord, une image fugace, une idée, juste une intention presque. Une ville fugitive. À dater de là il n’eut de cesse que de la retenir, cette ville révélée, et d’y revenir encore, chaque fois que venait la nuit.

Il y revint donc, et avant tout il eut besoin qu’elle ait une histoire.

Alors il fut cette vieille femme du clan du Renard, morte d’épuisement après le franchissement du gué au cours de leur fuite éperdue, et ensevelie sous un tumulus de fortune, avec son collier de dents, un sac en peau retournée contenant ses coquilles gravées et le masque de cendres, sommairement tracé pour accompagner son Grand Passage.

Il fut ce centenier d’un parti de cavaliers, faisant une halte dans un territoire inconnu de la tribu et marquant de la pointe de sa lance le sol d’une des éminences du plateau, pour indiquer à la douzaine de guerriers qu’il laissait sur place le périmètre du fortin à construire. En cherchant des moellons pour les parapets, parmi des ossements épars auxquels il ne prêta pas attention, l’un d’eux trouva un petit coquillage ouvragé qu’il glissa dans un revers de sa casaque.

Il fut le duc, missionné par son empereur, venu pour établir plus fermement l’emprise de son maître sur une région éloignée, qui commença par reconstruire le petit ouvrage de défense depuis longtemps ruiné. C’est ce duc qui repéra la longue barre rocheuse formant la limite entre le plateau et la vaste plaine qui s’étendait à l’opposé du méandre du fleuve et qui y vit la possibilité d’une muraille pour la ville à ériger.

À partir de là, il eut le sentiment d’avoir trouvé à la fois son histoire, son personnage et sa mission. Ça le changeait de sa vie quotidienne… Dans un spectaculaire basculement d’état d’esprit, il se mit à attendre le soir avec impatience. Son objectif n’était plus le sommeil mais son projet de construction. Il s’allongeait dans son lit et faisait travailler son imagination. Bizarrement ce travail le mobilisait tellement, le centrait à tel point sur lui-même et sur ses pensées qu’il finissait par s’endormir. Quelque chose changeait.

Il s’attacha d’abord à édifier l’enceinte derrière laquelle se déploierait la ville. Il la cala sur ce repli de terrain qui cassait de quelques coudées de haut la surface lisse de la plaine et qui s’étirait de façon presque rectiligne sur trois mille pas, entre la plage, à proximité du gué, et un piton abrupt qui constituait l’extrémité du plateau. La fortification ainsi dessinée enfermait dans la boucle du fleuve un territoire facile à protéger. Il tailla en falaise la ligne de rocher, la rehaussa d’un large rempart abritant dans son épaisseur des citernes, des écuries, des corps de garde. Il laissa derrière cette première ligne une vaste esplanade vide, propre aux manœuvres, aux rassemblements et aux défilés. Il la doubla d’une seconde muraille, plus classique et plus modeste, qui cantonnait les premiers quartiers d’habitation, pour l’instant déserts. Il imagina des ouvrages d’accès sophistiqués et des chicanes faciles à défendre. Une nuit, avant de sombrer dans le sommeil, il entendit les sabots d’un cheval résonner sous les voûtes sonores. Un cavalier barbare, venu des montagnes au-delà de la plaine, parcourait au pas ces passages et ces bastions, le nez en l’air et les yeux écarquillés, stupéfait et vigilant.

Le jour même, pour la première fois depuis bien longtemps, il avait échangé quelques mots avec l’épicier en bas de la rue. Ils avaient vaguement parlé du temps, de la marche des affaires et de celle du monde, de presque rien à vrai dire, mais ce rien était nouveau. Au fur et à mesure que la ville se dessinait le soir dans sa tête, ses nuits devenaient plus satisfaisantes, et ses journées aussi. Il dormait mieux. Il était plus détendu, plus accessible. Quelque chose changeait.

À l’abri des fortifications, il projeta au fil des mois une structure de larges avenues et de ruelles étroites, toutes vides encore, édifia des monuments pleins de silence, implanta une manière de palais vide lui aussi, inséra ici et là des hôtels particuliers et des maisons patriciennes, les brassa dans des faubourgs populaires pour l’heure inhabités, aménagea un quartier de jardins et de vergers qui prospéraient sans main d’œuvre autour d’une anse du fleuve. Il construisit un port, ses magasins, ses quais et ses machines de levage, immobiles et farouches.

C’était reposant. Il était en forme et se révélait. Sa vie sociale s’ouvrait petit à petit. Il lui arrivait désormais d’aller déjeuner avec des collègues. Un soir, il sortit boire un verre avec deux d’entre eux. Rentré chez lui, alors qu’allongé dans son lit, il poursuivait son œuvre les yeux fermés, il surprit un jeune portefaix courant sur les quais en interpellant joyeusement ses compagnons, qui répondaient depuis les bateaux amarrés bord à bord, depuis les alignements de tonneaux et les piles de ballots, depuis l’ombre béante des entrepôts. Le port s’animait et derrière le port on discernait un bruissement inédit monter de la ville. Quelque chose changeait.

Combien de temps cela lui prit-il ? Un an, peut-être plus, un an de soirées à imaginer, à élaborer, à mémoriser dans l’obscurité de sa chambre. Il n’avait pas compté, mais un jour, ou plutôt une nuit, il eut terminé sa ville. Il avait une vision complète de ce qui la composait, connaissait le détail de ses lieux remarquables et avait tant de fois parcouru ses remparts qu’il pouvait en faire le tour les yeux ouverts. Désormais il se contentait le plus souvent d’une visite avant de s’assoupir, juste un survol parfois, qui se prolongeait peut-être dans ses rêves. Il ne construisait plus rien mais constatait au fil du temps que les rues et les places se peuplaient de passants de plus en plus nombreux, que des fenêtres s’éclairaient, que le fleuve se chargeait quelquefois d’un trafic désordonné et tapageur. Sa ville prenait vie. Serein, il s’endormait.

Lors d’une soirée, chez des amis d’amis, il rencontra une jeune femme avec laquelle il commença d’échanger quelques mots et qui revint bavarder avec lui à plusieurs reprises. La conversation était fluide et drôle. Elle lui donna son numéro de téléphone quand il le lui demanda, nota le sien, et lui sourit d’un air convaincu lorsqu’elle partit. Lui rentra plus tard, un peu soûl et tout à fait content. Quand il se coucha, les bateaux étaient pavoisés et actionnaient leurs cornes de brumes, les monuments d’ordinaire silencieux faisaient sonner leurs cloches à toute volée, une foule innombrable et comme prise de folie avaient envahi l’esplanade. Jusqu’aux portes de la ville même, où les barbares à cheval, qui avaient traversé la plaine depuis leurs montagnes, se pressaient en hurlant.

Cette nuit-là, en ville, quelque chose avait changé.

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